La trilogie berlinoise (Bernhard Gunther) - Philip Kerr




Il y des livres qui font de l'œil. Qui disent que de toute façon on les lira.  
Ça prendra un an ou vingt, mais on succombera à leur appel silencieux. Chaque exemplaire est la tête d'une livresque hydre de Lerne. De librairies en bibliothèques, de bouquinistes en étal de brocante, ils susurrent "Tu as vu, je suis là... Bon, alors, tu viens ? Quand est-ce que tu me lis ?"

La Trilogie berlinoise me poursuit depuis des années. Avec son nom de romans de gare, Philip Kerr compose une série policière somme toute assez originale, du moins par son ton.

L'histoire : Bernhard Gunther, Bernie pour les intimes, est un privé. Un privé berlinois dans les années 30. Ce qui offre un marché impressionnant de personnes disparues... (suivez mon regard). Inspiré de ses émules américains, Bernie navigue entre femmes (forcément) fatales, hommes de main de la pègre et lutte de pouvoir entre les factions nazies dans le Berlin post-Weimar.

Si le sort des juifs et minorités victimes de meurtres, lynchages et pogroms n'est pas minoré, il n'est cependant pas au cœur de l'histoire, Philip Kerr composant une figure à la fois stéréotypée du privé et pas exempte d’ambiguïtés dans le parcours de son personnage. Cela peut laisser parfois une impression de malaise à la lecture si on oublie qu'il s'agit d'un roman. Le personnage n'est est que plus crédible et réaliste. Le discours intérieur de Bernie, à mi-chemin entre goguenardise, cynisme et désespoir, en fait un personnage attachant, malgré tout, moins désespéré et nihiliste que Le tueur auquel je ne peux m'empêcher de penser.


La Trilogie berlinoise est le titre réunissant les trois premiers tomes de la série : L'été de cristal, La pâle figure, Un requiem allemand. Ces trois romans couvrent la période 1936-1948, avec un trou béant pour 1939-1947. Les années de guerre sont alors évoquées sous forme de flash-back dans les romans suivants où Bernie quitte Berlin.


Le tome 4, La mort, entre autres inaugure presque malgré lui une rupture dans la mécanique narrative mise en place par P. Kerr : les trois premiers tomes sont de facture assez classique dans la construction d'une figure de privé somme toute assez banale, plongé dans un univers qui ne l'est pas. Désormais, Kerr introduit une béance dans la narration, on avait quitté Bernie à l'aube de la guerre on le retrouve marié dans le Berlin dévasté de 1947.
Qu'a-t-il bien pu faire durant ces années de guerre, alors que, enquêteur, il s'était retrouvé dans la SS pour mener des enquêtes criminelles ? Ce tome met en place la structure que l'on retrouvera désormais dans les ouvrages suivants : Kerr construit ses romans avec une enquête principale et de nombreux allers-retours dans la narration avec les années de guerre.
À partir d'Une douce flamme et plus encore dans Hôtel Adlon, puis Vert-de-gris ce sont les souvenirs de Gunther qui fournissent les clés de l'enquête dans laquelle il se retrouve empêtré. Hotel Adlon se passe ainsi pour moitié en 1934 et en 1954...
Les personnages historiques vont et viennent dans les ouvrages et font autant de caméos voire sont au cœur de la mécanique narrative : Herman Göring, Arthur Nebe, Reinhard Heydrich (ce dernier est évoqué par le titre du deuxième tome), le couple Peron, Adolf Eichmann, Heinrich Muller, Joseph Mengele...
En plaçant ainsi son personnage dans les interstices de l'Histoire, Philip Kerr montre une connaissance approfondie de l’histoire allemande des années trente à cinquante. Les petits détails de la vie quotidienne à Munich, Berlin, Vienne, les armées d'occupation américaines ou russes, puis les les exactions et horreurs de la seconde guerre mondiale alimentent une mécanique narrative assez efficace. Les romans suivants emmènent Bernie dans l'Argentine nazie puis à Cuba et rapprochent ainsi la série Bernhard Gunther de son grand modèle, Fortune de France de Robert Merle.



Dans cette série, Robert Merle créait une famille imaginaire, les Siorac, dont le lecteur suit le père, puis le fils puis le petit-fils dans la France des années 1560 à 1660. Tous agents secrets, ils se logeaient aussi dans les interstices de l'histoire et se faisaient les témoins privilégiés de celle-ci.
Robert Merle faisait de Fortune de France un projet littéraire par la restitution d'une langue proche de celle du XVI et XVII siècle tout en restant accessible, ce que la série de Kerr ne fait pas. Cependant, Robert Merle s'épuisait à inventer des raisons de plonger ses héros dans les rebondissements de la guerre de religion et ses romans ont perdu progressivement toute saveur, décalques à peine dégrossis de manuels d'histoire (je suis un peu dur car les 5 premiers tomes sont passionnants). P Kerr échappe à cet écueil en évitant à tout prix de vouloir faire un livre d'Histoire. Les aventures de Bernie sont avant tout des polars.

Et c'est très bien comme ça.

À qui l'offrir ?

- aux fans de romans historiques,
- aux abrutis qui font des "quenelles", la description de Dachau dans La Trilogie berlinoise leur rappellerait un peu de quoi on parle.

 

Si vous avez aimé La Trilogie berlinoise, vous aimerez peut-être...


- Fortune de France de Robert Merle, les cinq premiers tomes sont passionnants. En particulier le tome 3, Paris ma bonne ville, où le héros, noble protestant, est enfermé dans Paris une certaine nuit de août 1572... La volte de vertugadins montre efficacement comment un bal, au temps de Henri IV, est le théâtre des luttes de pouvoir entre factions...


- Fatherland de Thomas Harris. Dans une Allemagne où les nazis ont gagné la guerre, le héros, inspecteur de police, est amené à s'interroger sur la disparition et le sort de familles juives.







 
- la série Le tueur déjà chroniquée ici dont le personnage n'est pas sans rappeler Bernie pour le cynisme et la tonalité du discours. Cependant Le tueur est beaucoup plus sombre.
 

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